Anne-Sophie Pic est la cheffe la plus étoilée au monde. Entretien avec Le Point.
(1) Le Point: Vous êtes l'héritière d'une famille qui a profondément marqué la gastronomie française. 5 Votre père et votre grand-père avaient déjà trois étoiles au Guide Michelin. Mais tout commence avec votre arrière-grand-mère, Sophie Pic.
Anne-Sophie Pic: J'ai été élevée 10 dans le culte de cette arrière-grand- mère que je n'ai pas connue, mais dont on m'a beaucoup parlé. Sophie Pic venait d'une famille de grands travailleurs. Mes arrière-grands- 15 parents possédaient une douzaine de fermes en Ardèche. En fait, Sophie est venue à la cuisine complètement par hasard, en préparant le gibier chassé par son mari. Très vite, elle a 20 ouvert son restaurant et sa réputation a dépassé les frontières de la région.
(2) Vous avez, dirait-on, <<< grandi >>> en cuisine, en regardant vos parents travailler. Quels souvenirs 25 en gardez-vous ?
Comme cela se faisait beaucoup à l'époque, on vivait effectivement au- dessus du restaurant. Il était important pour le chef de ne jamais 30 trop s'éloigner des cuisines. Donc, oui, c'était mon quotidien, et j'ai gardé en moi à la fois les bons et les mauvais moments. L'odeur inimitable du bar au caviar d'Aquitaine de mon 35 père, les services vifs, la tension sensible aussi, notamment lorsqu'il pleuvait et qu'il fallait rapatrier tous les clients dans la salle... Mais ce que je retiens surtout, c'est que, 40 malgré les coups durs, mes parents étaient très heureux de faire ce métier.
(3) Peu de femmes ont, comme vous, trois étoiles au Guide 45 Michelin en France, même si, parmi elles, on peut citer la célèbre Mère Brazier, en 1933. Dans quelle 50 mesure vous considérez-vous aussi comme son héritière ?
Mon grand-père, qui vénérait les femmes aux fourneaux, était fasciné par la Mère Brazier. À la fin de sa vie, alors qu'il ne pouvait plus se déplacer, il avait même demandé à 55 mes parents de l'emmener déguster sa cuisine et de lui dire tout le bien qu'il pensait de son travail. À l'époque, le clivage hommes-femmes dans ce métier et la question de la 60 légitimité ne se posaient pas comme aujourd'hui. J'ai été élevée dans le respect de la femme, tant derrière les fourneaux que dans le service.
(4) En tant que cheffe la plus 65 étoilée au monde, vous sentez- vous investie d'une mission pour valoriser le travail des femmes en cuisine ?
Bien sûr. J'ai mis des années pour 70 réussir à me persuader de ma légitimité. Au début, j'avais très peur de ne pas proposer une cuisine assez puissante. Mais comme j'ai ressenti le besoin de convaincre plus 75 que d'imposer, c'est devenu un moteur, une force. J'essaie de conseiller du mieux que je peux les femmes qui viennent me voir. Mais, pour autant, je ne veux pas faire de 80 politique ce n'est pas ma mission. Au-delà du discours sur la place des femmes, c'est la mixité, la complémentarité qu'il me tient à cœur de mettre en avant.
85 (5) Il y a une dimension très expérimentale dans votre cuisine, que vous concevez d'ailleurs comme un laboratoire...
Au début, je faisais mes expériences 90 dans mon école de cuisine. Mais je me suis rendu compte qu'on multiplie les échecs lorsqu'on fait des recherches, ce qui déstabilise les équipes. __34__ j'ai choisi aujourd'hui 95 de faire des essais dans ma propre cuisine. Je m'y enferme régulièrement pour travailler avec mes chefs. C'est aussi bien mon lieu de détente que de création. La carte 100 s'y met en place, on y tente des choses, on innove, on rectifie, on goûte. J'adore expérimenter de nouvelles recettes.
(6) Quels sont les grands enjeux 105 actuels de la gastronomie française ?
Je m'interroge beaucoup. Le contexte actuel doit-il nous inciter à nous centrer de nouveau sur nous ? 110 Doit-on produire une cuisine franco- française ? Je ne crois pas. Le véritable enjeu, c'est de réussir à affirmer cette identité bien française tout en mettant à l'honneur des 115 saveurs d'ailleurs.
d'après Le Point, La gastronomie française, décembre 2020 - janvier-février 2021