Kamel Daoud est né en Algérie. Il est écrivain et écrit en français.
(1) Le rapport aux langues en Algérie est une question très complexe. On dit souvent qu'il y a trois langues qui coexistent: le berbère, l'arabe et le 5 français. Mais en réalité, personne ne parle vraiment arabe. L'arabe, c'est la langue savante, la langue du discours politique et religieux, c'est un peu le latin du monde arabe, et 10 non la langue courante. Dans les pays dits << arabes >>, chacun parle sa langue locale. Ma langue maternelle, par exemple, c'est l'algérien.
(2) Quant au français dans lequel 15 j'écris, il a un statut très différent. Après la colonisation, la langue est restée en héritage, c'est une part de l'histoire, une part largement refusée. Pour beaucoup, le rapport à la 20 langue française est conditionné par cette histoire. Mais moi, je n'ai pas connu la guerre. Je suis né après. Mon rapport à la langue française ne se réduit pas à ce rapport historique. 25 Moi, j'ai un rapport d'émotion, lié à l'imaginaire, au plaisir, au désir.
(3) J'ai découvert la langue française par la littérature, bien avant de rencontrer mon premier Français en 30 chair et en os, à l'âge de 20 ans. Pour mes compatriotes plus âgés, la langue française était celle de l'autorité, de l'administration, de la domination, et l'arabe était la langue 35 d'une identité fantasmée, à retrouver. Pour moi, c'était __26__. L'arabe tel qu'il m'était enseigné à l'école, c'était la langue de la loi, des devoirs, de la contrainte, tandis que le français était 40 la langue de l'évasion, de l'initiation à la littérature.
(4) J'ai découvert l'écriture en français comme on découvre un jouet. Vous savez, quand un enfant 45 possède un jouet, il commence par s'amuser avec, puis il le casse en mille morceaux pour le reconstruire à sa manière. C'est la même chose avec la langue. Le style littéraire, 50 c'est une manière de casser la langue en petits cailloux pour ensuite reconstruire un palais.
(5) Ce traitement ludique, libre, léger de la langue ne m'a jamais quitté. 55 Mais il découle également d'une relation amoureuse plus inquiète quand on est autodidacte, on a toujours peur de ne pas maîtriser suffisamment bien la langue. On lit 60 les grands textes littéraires en se disant qu'on serait bien incapable d'écrire comme cela. Alors le seul moyen de continuer à écrire, c'est de jouer avec la langue, de se 65 l'approprier, de prendre des libertés, parfois avec un peu d'impertinence, en réponse aux règles strictes et classiques. En fin de compte, nous 70 sommes des voyageurs dans cette langue, nous l'investissons de notre propre expérience. Le français n'est pas une langue portée par un pays, mais par les hommes.
d'après Le Un, du 22 septembre 2021